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Alice et la logique

Alice Ernoult

Le classique parmi les classiques, signé Lewis Carroll, est un outil idéal pour faire réfléchir élèves et professeurs sur les mécanismes de la logique. Il est parfois difficile d'expliciter les raisons pour lesquelles un raisonnement est fallacieux.

La logique mathématique est souvent difficile à travailler avec les élèves. La tentation est par exemple forte d’utiliser des phrases de la vie courante.
Prenons ainsi la notion d’implication logique. Comme la didacticienne des mathématiques Virginie Deloustal-Jorrand l’a souligné dans sa thèse, l’implication mathématique est une modélisation de l’implication « naturelle » (celle du langage courant), ces deux notions sont donc à la fois proches… et distinctes. L’utilisation de phrases exemples comme « s’il pleut, je prends mon parapluie » ou « si tu es sage, tu auras un cadeau » ne suffit pas pour permettre aux élèves de saisir complètement la notion d’implication en mathématiques. Au contraire, elle peut même conduire à des obstacles didactiques. En effet, d’une part les phrases exemples ne reflètent pas l’usage de la logique mathématique, et d’autre part leur interprétation est dépendante du contexte d’énonciation. Comment alors travailler la logique mathématique dans son rapport avec celle de l’usage commun ? L’utilisation de récits pour lesquels l’interprétation (les « informations implicites ») est de nature logique apporte un élément de réponse.

Le pays de la logique

Dans le but de réfléchir sur les différentes formes de logiques, un extrait du livre les Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll a été présenté à des élèves de lycée et du début du supérieur dans plusieurs contextes de classe, le plus souvent avec des professeurs de disciplines différentes (mathématiques et anglais ou mathématiques et philosophie).
La consigne donnée était : « Après avoir lu le texte, repérez un ou deux passages de type argumentatif. Pour chacun de ces passages, vous étudierez les moyens utilisés par les personnages pour mener l’argumentation (mots, articulation des arguments…). En particulier, la démonstration menée par le chat dans les neuf dernières lignes vous convainc-t-elle ? » (voir en encadré). 


Scénographie de l’exposition consacrée à Lewis Carroll
au musée de la carte à jouer d’Issy-les-Moulineaux en 2012.

L’idée était que non seulement le caractère absurde de la situation ne peut être réellement compris qu’en identifiant la manière dont Lewis Carroll joue ici avec les règles de la logique, mais aussi que le travail collectif serait producteur de débats entre les élèves, travail qui les obligerait à expliciter ces règles (certaines au moins).
En fonction de leurs connaissances antérieures, les élèves citent ou non le syllogisme. Dans une classe de terminale, alors que cette notion avait été étudiée en philosophie et que le professeur de cette discipline était présent, le mot a eu du mal à émerger. En revanche, dans une classe de première littéraire, alors que l’activité ne se tenait qu’en présence de professeures de mathématiques, le parallèle avec les faux syllogismes d’Eugène Ionesco (1909–1994) dans Rhinoceros a été fait spontanément.
Certains groupes d’élèves se sont intéressés à la prémisse « les chiens ne sont pas fous », parfois en évacuant immédiatement cette phrase (les chats ne sont pas des chiens, donc ce n’est pas comparable). Un groupe a explicitement introduit l’ensemble, très général et englobant, des êtres vivants. Ce point est l’occasion de parler de quantification, de la quantification universelle et de ses expressions dans le langage courant.
Pour la suite, les élèves reconnaissent tous une forme déductive, ils expriment que cette argumentation est « bizarre », mais une part non négligeable d’entre eux ne parviennent pas à expliciter pourquoi. Le travail commence !
Il est difficile cependant pour les enseignants de ne pas donner trop vite leur propre analyse. Certains élèves, dans le cadre d’une étude présentée comme « littéraire » du texte, n’éprouvent pas le besoin de pousser plus loin leur compréhension de ce passage… et les professeurs des autres disciplines pas toujours non plus.
Les groupes d’élèves qui acceptent de creuser un peu plus utilisent deux types d’arguments (souvent un seul à la fois) : ceux portant sur la vérité des prémisses et ceux centrés sur la validité du raisonnement.

Le Chat est-il fou ?

En voyant Alice, le Chat ne fit rien que sourire. Il avait l’air, estima-t-elle, d’avoir un caractère charmant ; pourtant il possédait de très, très longues griffes et un grand nombre de dents, de sorte qu’elle se rendit compte qu’il convenait de le traiter avec respect.
« Minet du Cheshire… », commença-t-elle, avec quelque appréhension, à articuler, ne sachant pas du tout si ce nom lui plairait. Mais le sourire du Chat s’élargit ostensiblement. « Allons, il est jusqu’à présent satisfait », pensa Alice, qui poursuivit : « voudriez-vous, je vous prie, me dire quel chemin je dois prendre pour m’en aller d’ici ?
– Cela dépend en grande partie du lieu où vous voulez vous rendre, répondit le Chat.
– Je ne me soucie pas trop du lieu… dit Alice.
– En ce cas, peu importe quel chemin vous prendrez, déclara le Chat.
– … pourvu que j’arrive quelque part », ajouta, en manière d’explication, Alice.
« Oh ! dit le Chat, vous pouvez être certaine d’y arriver, pourvu seulement que vous marchiez assez longtemps. »
Alice dut admettre que c’était là une évidence incontestable. Elle s’aventura donc à poser une autre question : « Quelle sorte de gens vais-je rencontrer en ces parages ?
– Dans cette direction-ci », répondit le Chat en faisant un vague geste de la patte droite, « habite un Chapelier ; et dans cette direction-là », ajouta-t-il en faisant le même geste de son autre patte, « habite un Lièvre de Mars. Vous pouvez, selon vos préférences, aller voir l’un ou l’autre : ils sont fous tous les deux.
– Mais je n’ai nulle envie d’aller chez des fous, fit remarquer Alice.
– Oh ! vous ne sauriez faire autrement, dit le Chat ; ici, tout le monde est fou. Je suis fou. Vous êtes folle.
– Comment savez-vous que je suis folle ? demanda Alice.
– Il faut croire que vous l’êtes, répondit le Chat ; sinon, vous ne seriez pas venue ici. »
Alice estima que ce n’était pas là une preuve suffisante ; néanmoins, elle poursuivit : « Et comment savez-vous que vous êtes fou ?
– Commençons par le commencement, dit le Chat ; les chiens ne sont pas fous, vous l’admettez ?
– Apparemment, répondit Alice.
– Eh bien alors, poursuivit le Chat, vous remarquerez que les chiens grondent quand ils sont en colère, et remuent la queue quand ils sont contents. Or moi, je gronde quand je suis content et je remue la queue quand je suis en colère. Donc je suis fou.
– J’appelle cela ronronner, et non pas gronder, objecta Alice.
– Appelez cela comme il vous plaira », dit le Chat.
Les aventures d’Alice au pays des merveilles (chapitre 6, « Cochon et poivre »), Lewis Carroll, 1865.
Traduction de Henri Parisot, Gallimard (La Pléiade), 1990.

La question de l’interprétation

L’objectif de la séance était de travailler sur l’implication logique dans différents cadres, en particulier le cadre déductif, très présent ici. Ce cadre permet une assez bonne mise en relation de la pratique mathématique et de celle du langage courant. Quand, au contraire, il n’y a pas d’inférence mais seulement des énoncés conditionnels, les élèves ont plus de mal à entrer dans un travail sur la logique. Par ailleurs, les différences de compétences langagières ont été très visibles : parmi tous les élèves à qui ce travail a été proposé, des élèves de seconde « européenne » et de première littéraire se sont particulièrement distingués dans la précision de leurs analyses, alors que des élèves de terminale scientifique et de première année d’enseignement supérieur ont donné des interprétations plus superficielles.
Cette expérience d’utilisation de textes littéraires en classe de mathématiques a surtout mis en lumière la difficulté qu’éprouvent certains élèves à mobiliser des connaissances d’une discipline à l’autre. C’était aussi inhabituel pour tous les enseignants qui ont participé, entre linguistique, littérature, philosophie et mathématiques : les questions ont été nombreuses, et finalement tous ont dû, au moins pour parler entre collègues, rendre explicites des savoirs qui restent souvent implicites dans la salle de classe.


RÉFÉRENCES

- L'implication mathématique : étude épistémologique et didactique. Virginie Deloustal-Jorrand, thèse de doctorat de l'Université Joseph-Fourier, Grenoble, 2004.